Majorana, B. (2003). La pauvreté visible: réflexions sur le style missionnaire jésuite dans les Avvertimenti de Antonio Baldinucci (environ 1705). Memorandum, 4, 86-103. Retirado em   /  /  , do World Wide Web:http://www.fafich.ufmg.br/~memorandum/artigos04/majorana01.htm

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La pauvreté visible: réflexions sur le style missionnaire jésuite dans les Avvertimenti de Antonio Baldinucci (environ 1705)

Visible poverty. Reflections on the Jesuits' missionary style in Avvertimenti by Antonio Baldinucci (ca. 1705)

Bernadette Majorana
Università degli Studi di Bergamo

Italia

 

Resumé

Un manuscrit inédit du XVIIIe siècle, on doit à Baldinucci, représentant de la mission jésuite rurale européenne, l'unique conçue pour préparer les confrères des campagnes. Il analyse des questions et critères missionnaires à l'époque, dans la perspective de la formation, ressort la conception spirituelle et pastorale aux indications pratiques du texte. L'aquisition d'habilités techniques exige un apprentissage humble et prudent, qui coïncide avec le chemin de perfection personnelle de jésuite. En dérive un approche ou le style personnel a une conception fondé sur la tradition jésuite, selon laquelle ce qui est visible peut être entendu sans difficulté par les pauvres et illettrés. Tout ce qui, dans la personne ou la conduite du missionnaire, retombe dans la sphère du sensible, acquiert un pouvoir de persuasion supérieure à de la parole, car corresponde à des sentiments et convictions ressentis. La pauvreté pénitente devienne la solution pastorale pour les processus de la conversión.

Mots clé: pénitence; formation jésuite; mission rurale; predication

Abstract

An unpublished manuscript from ca. 1705, attributed to Baldinucci, is a refined account on the European Jesuit mission in the countryside - conceived for the education of brethren. The complex hierarchy of issues that arise at the maturity of the missionary experience as well as the spiritual and pastoral views behind the practical directions found in the manuscript are discussed here. The acquisition of specialized skills requires a humble and prudent learning path, which coincides with the learner's personal path toward perfection. Personal style is not separate from the Jesuit teaching tradition: to be understood by the poor and illiterates, the teaching must be embodied and made visible. The missionaries' appearance and behaviour acquire a power of persuasion greater than the very power of the spoken word. It is thus clear how “penitent poverty” may become the solution around which all the processes of conversion revolve.

Keywords: penitence; Jesuit education; popular mission; preaching

Entre projet propédeutique, expérience et méthode

Les Avvertimenti a chi desidera impiegarsi nelle missioni constituent la principale et la plus notoire contribution méthodologique sur la pratique de la mission intérieure, entre XVIIe et XVIIIe siècle, que les jésuites de la Province de Rome nous aient offert (1). Ces religieux représentent la tête de pont des bataillons — des capucins aux lazaristes, aux passionistes — qui, à partir du milieu du XVIe siècle, se sont consacrés à un tel ministère.

Écrits par Antonio Baldinucci, missionnaire en Italie centrale, né à Florence en 1665 et mort à Sezze, dans le Latium, en 1717, béatifié en 1893, les Avvertimenti, entièrement autographes, non datés, sont postérieurs à 1705 (d’après une indication contenue dans le manuscrit: Avv., f. 59r). Le document, inédit, est conservé à l’Archivum Romanum Societatis Iesu (2).

Nonobstant l’abondance des indications sur la méthode fournie par les sources missionnaires de la Compagnie de Jésus, dans l’état actuel de la recherche les Avvertimenti de Baldinucci constituent, pour le milieu italien, l’unique texte autonome composé par un missionnaire dans un but non pas d’édification, de propagande ou d’information, mais de pure instruction (3).

Les informations et les réflexions sur la méthode commencent à apparaître systématiquement à partir de 1605 environ; et certes, dans la variété des sujets qu’ils brassent, les rapports et lettres manuscrites, les directives officielles, les éditions de Vies, de comptes-rendus et de mémoires missionnaires, les recueils de ménologes, fourmillent, et parfois même en proportion importante, d’observations sur la manière de faire la mission, sur l’ordre adopté, sur les critères du travail. Ces sources constituent ainsi un important système de transmission écrite de savoirs et d’expériences, qui n’auraient autrement été conservés que dans la pratique (Majorana, 2002). (4)

Aucune de ces sources ne ressemble toutefois aux Avvertiment, avec leur projet propédeutique explicite, leur organisation schématique plutôt que narrative du texte, leur objectif de réorganiser l’expérience directe et les différentes expériences offertes à la comparaison. Le document constitue aussi une exception pour la clarté du processus de rationalisation des informations – rendue évidente à travers la disposition des matières en quinze chapitres accompagnés chacun d’un titre, et ensuite divisés en autant de points – , pour le détail des données rapportées et la profondeur de l’examen technique, pour la capacité, enfin, de maintenir avec constance l’unité du raisonnement, par des renvois internes entre les différentes parties de la compilation, qui conserve cependant une remarquable dimension analytique.

En outre les Avvertimenti échappent à l’inévitable restitution apologétique et suggestive, caractéristique d’une littérature missionnaire, destinée à conquérir l’imagination et la conscience des lecteurs, et à nourrir les vocations. Au contraire, dans un certain sens, il s’agit d’un témoignage presque dissuasif, tant la considération dans laquelle l’auteur tient son propre ministère est élevée, et exclusif le patrimoine de compétences spécialisées qu’il indique pour caractériser l’œuvre des missionnaires.

Dans le chapitre I des Avvertimenti, Baldinucci adresse à ses coreligionnaires une série de réflexions préliminaires, qui fournissent, tout à la fois, les critères d’élaboration des arguments traités et les avertissements pour un bon usage de son précis. Toutes choses qui présupposent “l’expérience de pères et encore de pères, qui, pendant de nombreuses années [...] ont employé leur vie avec profit” dans les missions; la multiplicité des “manières [...] de faire les missions”; la nécessité que chacun tire d’une telle multiplicité la manière “qu’il jugera la plus opportune et profitable par rapport à son habileté et à sa vocation”; et, pour finir, l’utilité générale de ces avis, “quel que soit le style particulier que [l’on] voudra adopter en mission” (Avv., chap. I, § 3, ff. 7r-v; ici et après, la traduction est la mienne).

A ces quatre critères correspondent autant d’indications pour les lecteurs: l’importance à assigner à l’expérience directe; la prise en compte de la dimension chronologique de la tradition jésuite et l’existence d’une variété de méthodes élaborées par les pères avec le temps; l’opportunité de suivre certaines règles, valables pour tous, issues, précisément, du patrimoine des expériences.

La maturation d’un style personnel dans l’humilité

Le passage est dominé par la notion de “style”, mieux encore de “style particulier”, comme le souligne l’auteur, ce qui implique la variabilité et la singularité du mode d’expression, proportionnelles à la “force” et au talent de chacun (Avv., chap. I, § 3, ff. 7r-v): la mission populaire des jésuites ne constitue pas la perpétuation d’un modèle prédéterminé, elle est, au contraire, le fruit d’un rapport dialectique constant entre héritages stylistiques des missionnaires antérieurs et nouveaux ouvriers, ce qui est générateur de variété croissante. En suivant donc Baldinucci, et d’après ce qui ressort des sources missionnaires, épistolaires ou informatives, contenues dans la série chronologique des Historiae des différentes Provinces (celle de Rome, dans le cas qu nous occupe ici), ou des sources imprimées contemporaines, ce n’est pas l’homogénéité, mais la variété des expériences qu’il faut considérer comme le présupposé nécessaire à la compréhension du phénomène de la mission intérieure jésuite dans la longue durée.

Pour désigner la manière individuelle de faire face à la mission, Baldinucci adopte le terme de “style”, en liaison avec l’idée d’“art”, évoqué dans le paragraphe précédent à propos de l’éloquence (5), où il précise les compétences requises pour s’engager dans la prédication rurale.

Il est pourtant vrai que le discrédit des missions provient souvent des manques de ceux qui emploient, et aussi de ceux qui sont employés pour un ministère si ardu. Simplement parce que les missions ne requièrent pas un style de prédication élevé et alambiqué, certains considèrent que n’importe quel médiocre talent est suffisant pour elles: on envoie donc parfois ceux que l’on estime inutiles et peut-être même nocifs dans les résidences. Puisque, lors des premières sorties faites par obéissance, le Seigneur, de manière admirable, concourt souvent par sa grâce à animer ses serviteurs à faire le travail dans sa vigne, ceux-ci, attribuant le grand fruit issu de leurs efforts à leurs propres talents, se pavanent et se fient à eux-mêmes; ils pensent être déjà devenus des maîtres dans cet art, et hardiment, sans aucun conseil, et, ce qui importe le plus, sans esprit, s’y emploient. D’où il n’y a pas à s’émerveiller qu’ils tombent ensuite dans de graves erreurs, pour le plus grand discrédit de ce saint ministère. (Avv., chap. I, § 2, ff. 6v-7r;)

Baldinucci, donc, considère le manque d’humilité et de zèle nécessaires à la réalisation de l’objectif comme l’erreur la plus fréquente des missionnaires, qui les expose à des attaques justifiées, aussi à cause de la responsabilité des supérieurs dans leur sélection des sujets. De ces arguments (que Baldinucci reprend dans Avv., chap. II, §§ 4-5, ff. 9v-10v; voir aussi Avv., chap. III, §§ 3-8, ff. 14v-16v) dérive la définition d’un art propre des missionnaires populaires, dont les caractères sont totalement spécifiques et exigent un apprentissage et un entraînement humbles et prudents, ainsi que l’acquisition d’habilités techniques vastes et particulières. C’est en conséquence un ministère qui requiert des “qualités spéciales” comme Baldinucci l’affirme dans le titre du chapitre II (Avv., f. 8r; Majorana, 1999).

La référence à la force de la vocation, aux tendances personnelles, à la maturation des capacités et des compétences dans l’évaluation de la situation propre à chacun des lieux dans lesquels on se rend, constitue le présupposé de l’ensemble de la réflexion de Baldinucci sur le style, le terme dialectique individuel face aux règles, à la tradition et à la série des expériences antérieures (6).

Sous cet angle, apparaît clairement l’intérêt d’une approche de la mission jésuite qui ne sépare pas la personnalité des missionnaires de leur ministère et qui tient compte de la fonction magistrale que certains d’entre eux ont pu jouer, et tout particulièrement de ceux qui se sont longuement dédiés à la mission rurale et lui ont imprimé une marque forte et plus durable, comme le souligne Baldinucci jusque dans le titre intérieur des Avvertimenti: “Avertissements très utiles pour ceux qui désirent s’engager dans les missions, fondés sur l’expérience de ceux qui les ont faites pendant de nombreuses années” (Avv., f. 3r).

Les individus et le capital d’expériences constituent la chaîne et la trame de l’œuvre missionnaire jésuite. Postulat qui suggère d’autre part, du fait de la variété, à quel point il est impossible de considérer aucun des styles — et donc des missionnaires — , comme totalement représentatif de l’ensemble de la tradition. Ceci est tellement vrai que, dans la rédaction d’un document propédeutique tel que les Avvertimenti, l’auteur concentre tout son effort sur la nécessité de fournir des exemples et des réflexions critiques sur la multiplicité des modèles accumulés, sans les ramener à une unité abstraite. Le texte de Baldinucci, en tant qu’il récapitule des expériences différentes en les confrontant, se révèle spéculaire par rapport aux présupposés: les individus sont les moteurs de la tradition missionnaire et la variété de celle-ci est à la mesure de la variété des missionnaires.

Seul un cinquième de l’ensemble du texte aborde des questions générales: “Certaines raisons pour lesquelles les saintes missions jouissent d’un faible crédit auprès de certains” (Avv., chap. I, ff. 3r-7v); “Talents spéciaux requis pour ceux qui veulent s’exercer avec fruit dans les missions” (Avv., chap. II, ff. 8r-12v); “Avertissements sur la manière dont le missionnaire doit se comporter avec ses prochains” (Avv., chap. III, ff. 13r-16v). Baldinucci établit en outre la liste des difficultés que les missionnaires peuvent croiser du fait d’attitudes d’obstruction (Avv., chap. I, §§ 2-3, ff. 3r-6v) ou d’empêchements objectifs (Avv., chap. IV, § 1, f. 17r-v).

Les plus de cinquante pages restantes sont entièrement consacrées aux divers styles d’apostolat, douze chapitres dans lesquels l’auteur développe les différents aspects de la mission, les sujets qui la réalisent et ceux qui y participent: “Avertissements généraux sur le bon ordre des missions” (Avv., chap. IV, ff. 17r-24r); “Avertissements sur les prêches et instructions que l’on fait en mission” (Avv., chap. V, ff. 25r-28r); “Avertissements sur la confession pendant la durée de la mission” (Avv., chap. VI, ff. 29r-31r); “Avertissements sur la culture des enfants pendant la durée de la mission” (Avv., chap. VII, ff. 32r-34r); “Avertissements sur la culture spéciale des clercs et des moniales pendant la durée de la mission” (Avv., chap. VIII, ff. 35r-37v); “Avertissements sur les différentes processions qui se font de jour et de nuit pendant les missions” (Avv., chap. IX, ff. 38r-46v); “Avertissements sur les disciplines et autres pénitences qui sont faites par le père missionnaire et le peuple missionné” (Avv., chap. X, ff. 47r-49v); “Avertissements sur les paix qui se font pendant les missions” (Avv., chap. XI, ff. 50r-53r); “Avertissements sur les communions particulières et générales qui se font pendant les missions” (Avv., chap. XII, ff. 54r-55v); “Avertissements sur la bénédiction papale” (Avv., chap. XIII, ff. 56r-58r); “Dévotions spéciales et autres bons usages qui sont laissés pour conserver le fruit des missions” (Avv., chap. XIV, ff. 59r-61v); “Diverses façons de faire les missions” (Avv., chap. XV, ff. 62r-66r).

Il serait cependant faux de croire que les Avvertimenti constituent une revue de toutes les expériences possibles, prétendant à l’exhaustivité. Baldinucci choisit et néglige, certes intentionnellement (7), et rend compte, entre autres, de quatre styles, profondément proches et pourtant pourvus d’innombrables variantes, en les distinguant à l’intérieur des sujets entre lesquels se divise le texte. Chacun des styles analysés est mis en relation avec les procédés d’un missionnaire particulier, mais l’auteur ne mentionne explicitement que Paolo Segneri l’Aîné (Avv., chap. IX, § 9, ff. 41v-42r e § 13, f. 44r-v; chap. XV, § 7, f. 64v). Toutefois, l’un des autres missionnaires non nommés, auquel renvoie un style donné, peut être identifié comme étant Baldinucci lui-même, grâce à la confrontation avec les sources directes qui en illustrent l’activité (Majorana, 1996, pp. 145-148). L’un de ces quatre styles, en outre — pour lequel Baldinucci déclare n’avoir pas de préférence (Avv., chap. XIII, § 2, f. 57r) — , est caractérisé par une orientation qui permet de le distinguer sensiblement des autres, notamment à cause du recours à des manifestations de jubilation, et une limitation corollaire des éléments pénitentiels.

L’indication d’un style avec des caractères qui le distinguent des autres pris en exemple vient confirmer ce qui est spécifié dans les préliminaires: ils sont

dans une grande erreur ceux qui, ayant adopté une manière de faire mission, qui leur est très profitable, réprouvent toutes les autres manières qui peuvent valoir pour d’autres, et ne comprennent pas que le Seigneur, qui veut sauver les âmes de différentes manières, rend tel mode efficace pour tels missionnaires, tel autre pour d’autres, bien qu’ils diffèrent entre eux

car (on peut le lire dans les lignes qui précèdent), “il veut nous faire clairement connaître que c’est lui qui fait, et non pas nous”. Mais

sont également dans l’erreur ceux qui pensent que c’est à Dieu de nous mettre chaque mot dans la bouche et de régler chacune de nos actions, de sorte qu’il n’est besoin ni de beaucoup d’études, ni de beaucoup d’application pour être habilité à exercer cet emploi. (Avv., chap. II, § 4, f. 9v; ici et après c’est moi qui souligne)

Ici Baldinucci confère à la notion longuement développée de la variété des styles une signification théologique. Pris en charge par un missionnaire, un certain mode peut s’avérer fructueux, mais au contraire inadapté pour un autre; de même que la personnalité d’un missionnaire peut renforcer le poids d’un style, ou alors en réduire l’efficacité, en particulier s’il ne s’appuie pas sur une compétence humble: puisque les missionnaires ne sont que l’intermédiaire de la volonté insondable de Dieu.

Cette réflexion précise semble aussi se référer implicitement aux attaques qui portent sur le caractère pénitentiel manifeste et sur la dimension spectaculaire du style des missionnaires jésuites. A ce propos, Baldinucci écrit:

Pour en venir à présent aux processions qui se font de nuit, il convient de savoir en premier lieu ce qu’en écrit à un père qui les entendait blâmées par certains, le père Pietro Pinamonti, homme de rare vertu et prudence et d’une grande expérience dans les missions, qu’il a faites pendant de très nombreuses années avec le père Paolo Segneri, avec le très grand fruit que nous connaissons tous. (Avv., chap. IX, § 9, f. 41v)

Giovan Pietro Pinamonti (1632-1703) fut le plus étroit collaborateur de Segneri jusqu’en 1692, date à laquelle ce dernier dut abandonner les missions populaires pour prendre la charge de prédicateur apostolique. Baldinucci continue:

Ce que je dis, lui l’écrit dans ces termes précis: Les processions du soir sont l’âme de nos missions et il n’est pas de notre devoir de les abandonner sauf si nous y sommes contraints par l’obéissance. Il est bien vrai que le père Segneri refusait autant qu’il le pouvait ces missions qu’il n’aurait pas eu la liberté de faire dans leur forme habituelle. Certains en disent du mal, mais il ne s’agit jamais d’hommes qui les ont vues; et les évêques, quand ils y assistent en personne, non seulement ne les interdisent pas, mais les louent même grandement. Il faut cependant veiller à les faire avec toutes les précautions possibles. (Avv., chap. IX, § 9, ff. 41v-42r; c’est l’auteur qui souligne)

À l’époque de la rédaction des Avvertimenti, le débat est rien moins que nouveau, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Compagnie, et de nombreuses critiques sont adressées au système missionnaire jésuite, précisément à cause du développement d’actions perçues comme des artifices, ou, pire, des tromperies, armes périlleuses de séduction et de confusion des consciences, habilement mises en œuvre en vue de la conquête des simples (8).

En fait, les soixante dernières années du XVIIe siècle ont vu s’affirmer des congrégations de prêtres (comme les lazaristes français par exemple ou les pii operai italiens), qui ont développé leur activité jusque dans les zones correspondant à la Province de Rome de la Compagnie, qu’il convient, sans aucun doute, de considérer comme des concurrents directs des jésuites: tout en s’inscrivant dans une même perspective évangélique, qui réunit dans une proximité d’objectifs les différents représentants de l’apostolat missionnaire (instruction religieuse, sacrements de la confession et de la communion, correction des comportements, formation du clergé), ces derniers empruntent en fait des critères et des méthodes de travail différents de ceux qui ont été élaborés dans le cadre de la tradition jésuite. En effet, la question du style peut aussi être appréhendée comme un facteur de compétition entre les missionnaires: aux procédés des jésuites, qui entendent faire ressortir avec force la relation entre intérieur et extérieur, on oppose des choix au sein desquels la prédication, tout en étant destinée à provoquer un vif sentiment de culpabilité, ne fait aucun usage — au contraire elle les repousse vivement — , des disciplines corporelles, exhibées à travers une vaste orchestration de la pénitence visible, ni n’inclut aucune manifestation des affects, susceptible de favoriser le spectaculaire (Mezzadri et Román, 1992, pp. 234, 237, 535-536; Bollati, 1995, pp. 80-84; Vizzari, 1994, pp. 271-274, 281-282, 285-286).

Malgré ces oppositions, les missionnaires jésuites ne renient pas un style dont il faut chercher les origines dans la déclinaison de la pauvreté comme visibilité puissante, solution pastorale qui est, dans le même temps, la racine de leur vocation (9).

La pauvreté pénitente comme dispositif de la visibilité

Le chapitre III des Avvertimenti s’ouvre sur ces mots:

Parce que, l’exemplarité de la vie plus que n’importe lequel des prêches les plus fervents, aide à ramener les hommes dévoyés sur le chemin du salut, c’est à celle-ci que le missionnaire, qui désire ardemment récolter des fruits en abondance auprès de ses prochains, doit porter la plus haute attention. (Avv., chap. III, § 1, f. 13)

Baldinucci fait implicitement référence à la septième partie des Constitutions jésuites, où il est écrit que, pour aider les âmes,

Ce qui se présente en premier est le bon exemple d’une parfaite dignité et vertu chrétienne, en tâchant d’édifier ceux avec lesquels on est en relation, non pas moins, mais même davantage par les bonnes oeuvres que par les paroles. (Constitutions, 1991, p.  555,  VII, 4, 637)

Il s’agit d’un principe fondamental de la culture jésuite missionnaire (Majorana, 2001a), qui est repris aussi dans les Regulae concionatorum (Institutum, 1893, p. 17, § 3). Cependant, Bladinucci ajoute que le missionnaire

ne doit pas se contenter d’une simple apparence d’austérité, en allant déchaussé et en se flagellant souvent sous le regard du peuple, parce que celles-ci et d’autres austérités comparables, aident peu celui qui les regarde, si elles ne s’accompagnent pas de ces vertus qui doivent resplendir dans un ministre évangélique. (Avv., chap. III, § 1, f. 13r)

Cette dernière affirmation fait évidemment allusion à sa signification contraire: à la possibilité que, pour ceux qui les voient, de telles manifestations, si elle sont soutenues par la recherche sincère de la perfection chrétienne, soient d’un grand secours. La conviction de Baldinucci se fonde sur la tradition jésuite la plus ancienne, celle selon laquelle ce qui est visible peut être entendu sans difficulté par le pauvre et l’illettré, peut parler à son cœur, en renfort au ministère de la Parole (10). Aussi, tout ce qui, dans la personne ou la conduite du missionnaire, retombe dans la sphère du sensible (et tout particulièrement les pénitences du corps, conçues comme les manifestations les plus significatives et les plus efficaces de la pauvreté évangélique: le voyage à pied, le vêtement râpé, les restrictions alimentaires, le sommeil rigoureux et bref, l’inépuisable activité) acquiert un pouvoir de persuasion supérieur à celui de la seule parole prêchée et est exemplaire en outre (11).

La visibilité prend rapidement, dans la conception des missionnaires jésuites, une importance centrale, comme on le voit à travers les lettres et comptes-rendus dès origines de l’activité rurale jusqu’à l’époque de Baldinucci; et, même si les sources ne fournissent que très peu d’éléments sur ce point, il faut certainement voir, derrière ce choix, un problème de communication strictement lié à la question de la compréhension linguistique, dans une Italie rurale dominée par la diversité des dialectes (Majorana, 2002; Majorana, 2001a).

Dans le même temps, la conduite pénitentielle, étroitement reliée aux modes de la prédication, devient un objet d’expérimentations continuelles sur le style et aboutit à un résultat exceptionnel en termes d’efficacité de persuasion et de componction, à travers la discipline jusqu’au sang que le missionnaire s’inflige au cours du prêche, avec des fouets de fer et de cuir, en portant un pauvre habit ouvert sur les épaules, la corde passée autour du coup, de la poitrine et de la taille, et la couronne d’épines enfoncée sur la tête. Synthèse visuelle particulièrement efficace entre pénitence, dévotion et offrande, construite sur l’imitation des signes et des gestes de la Passion, au point de devenir objet de méditation et de désir d’émulation, la flagellation publique du prédicateur constitue l’une des réussites les plus significatives des missionnaires jésuites, dans leur recherche du rapport entre pauvreté et visibilité, la définition extrême de cette image qu’ils doivent offrir d’eux-mêmes (pauvres comme les chrétiens auxquels ils portent la Parole, et comme eux, dans le besoin de faire pénitence), pour faire en sorte que “qui les regarde”, comme Baldinucci le souligne, croie en la cohérence effective entre ce qui apparaît et la vertu qui soutient le missionnaire (12). En fait, puisque celui-ci, poursuit l’auteur,

doit fuir toute feinte, et ne rien faire qui apparaisse différent au dehors de ce qu’il est en réalité, il doit s’ingénier à faire en sorte que chacune de ses actions soit pour les autres une incitation à la vertu et une règle de bien vivre. (Avv., chap. III, § 1, f. 13r)

Une liste commentée des conduites vertueuses nécessaires au missionnaire suive ces mots (Avv., chap. III, §§ 1-8, ff. 13r-16v). Toute action publique, jusqu’à la plus réfléchie et la mieux mise en forme en vue d’objectifs stratégiques (et c’est certainement le cas de la discipline du prédicateur), dût-elle recourir alors à des moyens et à des expédients, mais toujours avec le soutien de la science et de la prudence, vertus invoquées par Baldinucci comme fondements des capacités du missionnaire (Avv., chap. II, §§ 4-5, ff. 9v-10v); et elle doit cependant correspondre aux comportements et à la substance intérieure, sérieuse, consciente, authentique, de celui qui la réalise.

La pauvreté pénitente est donc l’image autour de laquelle, dans la conception jésuite, s’ordonnent les processus visibles de la conversion.

Outre la pauvreté personnelle, en tant qu’expression exemplaire et crédible de la recherche pénitentielle de perfection chrétienne, un autre élément concourt à la définition du style missionnaire des jésuites: l’obligation de ne pas peser économiquement sur la communauté:

[Le missionnaire] doit faire attention, avec toute sa diligence, à ce que les missions ne soient d’aucun coût ni d’aucune charge pour les curés, les Compagnies et le peuple. Pour cela, qu’il ne réalise pas des activités collectives qui engagent des dépenses, et qu’il ne permette pas une grande consommation de cire, au contraire, qu’il se suffise pour ses propres dépenses et même pour sa nourriture, en emmenant avec lui tout ce dont il aurait besoin. Parce qu’un des obstacles majeurs aux missions est l’avarice ou la pauvreté des curés, et en particulier quand ils sont conduits, de mauvaise volonté, à faire quelques dépenses. Et tenir ce style n’est pas contraire à la pauvreté évangélique, comme nous pouvons lire, à propos, de saint Paul, qui affirme n’avoir jamais pesé sur quiconque dans ses missions; et comme dans le collège apostolique lui-même il y avait ceux qui gardaient de l’argent pour pourvoir au soutien de leur vie, autant qu’il fallait, sans incommoder personne. Certains, pourtant, se contentent d’aller avec leur seul bourdon, de vivre d’aumône et de se loger dans les hôpitaux. Aucun des deux modes ne doit être condamné, il faut seulement suivre celui que l’on jugera convenir le mieux à la gloire de Dieu et au salut des âmes. (Avv., chap. IV, § 25, f. 22v)

Les jésuites suspendent leur conduite à cette condition, en restant fidèlement convaincus de l’efficacité de la visibilité et tempèrent ces deux exigences en valorisant l’unique élément irréductible de l’apostolat, à savoir les hommes, les personnes: c’est-à-dire les missionnaires eux-mêmes et les pauvres auxquels est destinée l’oeuvre d’apostolat.

La mise en spectacle de la réciprocité entre intérieur et extérieur

Les missionnaires travaillent à la valorisation et à la variation spectaculaire de ce qui constitue la seule et unique richesse dont ils disposent en abondance, une richesse qu’il ne faut pas seulement comprendre d’un point de vue pastoral, mais aussi au sens physique, corporel. Les “apparats de mission”, comme on appelle alors les initiatives collectives (l’expression est du jésuite Domenico Casoni: cité par Orlandi, 1972, p. 168), ne se composent pas d’objets matériels, mais de personnes savamment disposés, par les missionnaires, dans le paysage naturel, l’habitat ou les bâtiments: une présence solennisée par les lumières, les prières et les chants, par le caractère particulier des vêtements et un ordre complexe de gestes et mouvements; les qualités formelle auxquelles est rapporté le corps collectif du peuple deviennent déterminantes pour l’affirmation du primat de la vue, en tant qu’auxiliaire éminemment utile de la prédication (Majorana, 2002, pp. 315-317).

Pendant le temps de la mission, l’expérience du peuple doit se fonder d’autre part sur cette même réciprocité entre intérieur et extérieur, qui guide les actions des missionnaires: les jésuites mettent en garde contre une exigence de comportements pénitentiels, chez les fidèles, dès les tous premiers jours de la mission, avant qu’ait mûri en eux, à travers les prêches et les instructions, un sens aigu de la peine à expier pour les offenses faites à Jésus, et de la responsabilité des péchés commis. C’est seulement lorsqu’ils auront atteint un degré minimum d’instruction religieuse et de componction, que les fidèles seront invités à manifester leurs sentiments de culpabilité et leur volonté de conversion, sous la forme d’actions qui impliquent un fort engagement affectif et corporel, régies en un sens spectaculaire (13). Et, de même que le missionnaire dans la discipline publique, les fidèles utilisent uniquement des vêtements et des objets qui sont des instruments directs de leur pénitence et de leur ferveur: on ne recourt ni à des décors ni à des costumes (et Baldinucci recommande aux missionnaires d’interdire tout type d’action narrative qui implique la simulation, comme les traditionnelles représentations des mystères de la Passion: Avv., chap. IX, § 14, f. 44v; Avv., chap. X, § 6, f. 49r-v). Au travers des actions réalisées, on veut faire pleinement apparaître le processus de conversion effectivement vécue par les individus de la communauté, à ce moment et en ce lieu.

Ainsi donc, non seulement la pauvreté n’est pas renoncement au spectaculaire, mais au contraire, au travers de la pénitence, elle est précisément ce qui est mis en spectacle. Les pauvres auxquels est destiné le travail apostolique, le peuple qui participe à la mission se transforment en la vision d’eux-mêmes.

Et c’est à ces aspects de la pratique missionnaire, qui coïncident avec ce type de perspective, qu’est consacrée la majeure partie du texte des Avvertimenti. En fait, Baldinucci réserve un faible espace aux observations autonomes sur les prêches, les instructions pour les adultes, la doctrine chrétienne pour les enfants, les confessions, les communions, la formation du clergé local, les oeuvres charitables, la pacification des ennemis. C’est-à-dire aux parties fondamentales et irremplaçables de la mission, celles que l’on pourrait qualifier de fixes et qui, depuis les origines de l’apostolat rural, correspondent à l’exercice des ministères typiques de la Compagnie, adaptés aux besoins des pauvres des campagnes, mais qui ne sont affectés d’aucun caractère spectaculaire, ni ne renvoient nécessairement aux qualités persuasives de la vision. C’est les cas des ministères des missionnaires dont on parle dans les anciennes Regulae missionum (Regulae eorum, qui in missionibus versantur), amplement reprises dans l’Instructio XII. Pro iis, qui ad missiones fructificandi causa proficiscuntur, du général Claudio Acquaviva, remontant aux années 1593-1594 (Institutum, respectivement pp. 19-22 et 365-368).

Baldinucci réserve au contraire, les développements de loin les plus longs, aux funzioni (comme on nomme, dans les usages italiens des XVIIe et XVIIIe siècles, les situations publiques et collectives de la mission, en recourant à un terme commun dans le registre liturgico-dévotionnel), dans lesquelles, par opposition, de telles valeurs convergent. Dans les sources de la province de Rome, le terme funzioni, utilisé pour désigner les parties du système missionnaire, remplace celui, originel de ‘ministères’ dans les années trente-quarante du XVIIe siècle (Majorana, 2002, p. 308). Dans les funzioni, les parties fixes s’articulent sur celles que l’on pourrait qualifier de parties mobiles (processions, disciplines corporelles des fidèles et des missionnaires, dévotions, manifestations de pardon et cérémonies diverses, comme les entrées solennelles des missionnaires; ou le bûcher pour instruments du péché: respectivement Avv., chap. XV, § 1, f. 62r-v, § 7, f. 64v, en référence au style de Segneri l’Aîné, et Avv., chap. XIII, § 1, f. 56r), lesquelles, absentes ou rares dans la première phase de l’apostolat populaire des jésuites et dans les directives et textes normatifs officiels, sont introduites progressivement dans les pratiques, de manière toujours plus systématique, à mesure qu’elles se sont révélées “dispositives” (Avv., chap. XV, § 1, f. 62r) — au sens littéral: qui dispose — au repentir, à mesure qu’elles se sont donc montrées susceptibles de favoriser la poursuite des principaux objectifs de l’apostolat (14). Il s’agit d’initiatives ordonnées en vue de solliciter et de régler la participation des fidèles, en valorisant les mouvements affectifs qui doivent conduire à une extériorisation du sentiment de culpabilité et du besoin de l’expier: c’est précisément à travers elles qu’est établie la visibilité du processus de conversion — avec son propre patrimoine de persuasion et d’exemplarité — , à l’intérieur duquel les fidèles sont guidés par les missionnaires.

L’examen de l’intégration aux noyaux des éléments ajoutés (les parties fixes et les parties mobiles) est précisément le travail principal de Baldinucci, dans la compilation des Avvertimenti: dans le manuscrit, la supériorité quantitative de ce type d’instructions et le soin que prend l’auteur à indiquer les variantes possibles, variantes liées aux choix et aux capacités des missionnaires, soulignent le degré de sensibilité pastorale et de savoir technique et stylistique — nécessaires au contrôle de la spécificité formelle des résultats poursuivis — , atteints par les jésuites à cette date.

La valeur assumée par le système combinatoire des parties fixes et des parties mobiles devient en fait plus évident dès lors que l’on s’immerge dans la pluralité des styles parcourue dans les Avvertimenti. Dans l’analyse de chaque funzione, décrite d’après la manière personnelle d’un missionnaire, Baldinucci décompose chaque processus en dizaines de segments. Il y a, par exemple, environ vingt parties par lesquelles il distingue la première des deux processions diurnes qu’il examine (Avv., chap. IX, § 7, ff. 40r-41r), y compris l’instruction pour les adultes qui ouvre la funzione et le prêche qui la clôt; et plus de vingt parties, par lesquelles il distingue la première des trois processions nocturnes analysée et rapportée au style de Paolo Segneri l’Aîné (Avv., chap. IX, §§ 10-12, ff. 41v-44r). C’est pour le lecteur l’indication claire des possibilité de faire varier, par additions et soustractions, selon le modus operandi de chacun et les circonstances, précisément comme Baldinucci le souhaite. Il écrit par exemple:

Il [un certain missionnaire] ne néglige jamais de faire l’instruction de l’après-midi. Ce qui suit varie selon les circonstances et en particulier quand il fait les processions de pénitence, qu’il fait à la manière indiquée dans le chapitre 9, numéro 7, 8, 9, 10, 11, 12, 14, 15, 16, 17. (Avv., chap. XV, f. 63v, § 4)

Mais en choisissant, pour présenter sa matière, un procédé si hautement analytique, il met en lumière un autre thème qui lui est cher, celui de la variété, entendue non seulement comme richesse spectaculaire (par rapport à la pauvreté matérielle qui caractérise la mission), mais aussi comme ce qui réjouit et entretient le fidèle, en le rendant attentif et dévotement occupé (Avv., chap. III, § 3, f. 14v; et chap. IV, § 27, ff. 23v-24r). Et ici, la préoccupation des jésuites de ne pas laisser perdre l’héritage de l’ancienne règle oratoire du movere, delectare, docere — même en la purifiant, dans le cadre de la prédication apostolique, de ses implications mondaines — apparaît avec évidence (Majorana, 1999; Majorana, 2001a).

La mémoire des sentiments et des actes vécus

La défense de la méthode que les jésuites opposent aux critiques qui leurs sont faites invite à s’interroger sur le développement, dans leur système, du secours visuel de la prédication et de l’action spectaculaire qui en participe, et dont les Avvertimenti témoignent aussi.

Les missionnaires les considèrent nécessaires à la fondation du rapport entre les pauvres et Dieu, autrement dit à la réussite de la mission et au caractère durable de ses effets: les événements sensibles produisent, chez les participants, une forte impression intérieure et les actes réalisés constituent pour eux un moule comportemental (15). Deux conditions qui, ajoutées à la catéchèse élémentaire, à l’instruction, à la persuasion en vue du repentir et d’un changement des habitudes, donnent sa forme à l’identité de bons chrétiens que les fidèles — pénitents et réconciliés dans le sacrement — se préparent à conserver après la mission, moyennant les pratiques de piété, les oraisons vocales, les lectures spirituelles, les sacrements de la confession et de la communion, et aussi, moyennant les congrégations érigées ou rétablies par les jésuites, ainsi que l’assistance des laïcs instruits et des prêtres capables (16).

Non seulement chaque expérience publique, individuelle ou collective, réalisée par les fidèles dans le courant de la mission, constitue un acte formateur et exemplaire, mais elle engage aussi chaque fidèle, précisément parce-que publique, vis-à-vis de la communauté. Le lien entre persévérance dans la pénitence et dans la ferveur et expérience missionnaire se trouve donc être très fort, puisque les jésuites considèrent cette dernière non seulement comme une occasion de conversion, mais aussi comme le paradigme de la vie vertueuse (Majorana, 2002, pp. 310-312).

En cohérence avec leurs conceptions, ils visent à la constitution d’une mémoire personnelle d’actes réalisés et de fortes représentations intérieures qui, à travers l’expérience faite, en tant que participant comme en tant que spectateur, pendant la mission, puisse opérer en profondeur dans la vie quotidienne de chaque fidèle. Il faut noter à ce propos que, excepté quelques objets de dévotion (Avv., chap. IV, § 6, f. 18v), les jésuites de la province de Rome ne laissent d’habitude aucune trace matérielle symbolique de la mission. On peut, au contraire renvoyer, par exemple, à la grande diffusion, entre la seconde moitié du XVIIe siècle et le siècle suivant, de la pratique de l’érection de croix, en des lieux particulièrement visibles, comme signes de consécration à Dieu de la communauté reconduite vers la foi (Nanni, 1996, p. 401): après 1730 environ, cette pratique sera typique des jésuites de la France du Nord, de la Bavière, de la Basse Autriche. Dans le même esprit, Grignion de Montfort édifie un ‘calvaire’ à Pontchâteau en Bretagne, en 1709-1710, puis à Sallertaine (Châtellier, 1993, pp. 147-161). Au milieu du XVIIe siècle déjà, quelques calvaires avaient été dressés en Sicile par le missionnaire jésuite Luigi La Nuza (Frazzetta, 1677, pp. 70-75).

Dans les Avvertimenti de Antonio Baldinucci on peut donc saisir la tentative jésuite de réagir à une époque de grands changements pastorals qui n’ont pas toujours été favorables à l’extériorisation sensationnelle et aux pratiques pénitentielles missionnaires (Orlandi, 1974; Rusconi, 1992, pp. 252-259; Châtellier, 1993, pp. 8, 59, 113-118, 120-121, 245, 270-276; Orlandi, 1994, pp. 435-436, 442-444). Mais il faut avant tout considérer les Avvertimenti comme une définition, arrivée à maturation, du ministère de la prédication populaire dans les campagnes, au sein de laquelle la culture missionnaire est élevée à la dignité d’un art convoquant avec force les fondements spirituels et moraux des opérations sensibles et des formes spectaculaires préférées, et exaltant les valeurs de la spécialisation des compétences techniques et des aptitudes personnelles de chaque missionnaire.

La contribution méthodologique de Baldinucci, puisant dans l’expérience directe de l’auteur et sa capacité d’analyse critique, témoigne de manière exemplaire de l’ensemble de la tradition missionnaire des jésuites romains.

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NOTES

(1) Le travail sur Baldinucci que je présente ici a été discuté pendant le colloque Histoire culturelle et histoire sociale: les missions religieuses dans le monde ibérique, organizé par le Groupe de recherches sur les missions religieuses ibériques de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris, 25-27 mai 2000). Il s’inscrit dans une recherche globale sur les missions populaires jésuites (en particulier celles de la Province de Rome), dont j’ai déjà publié certains résultats partiels qui seront évoqués plus loin. Dans ces travaux, je me réfère, outre aux directives émanant des supérieurs et à de nombreuses sources éditées, à une vaste série de sources manuscrites (principalement lettres et comptes-rendus, destinés à une circulation interne et à lecture, et souvent utilisés pour la compilation des Litterae Annuae). Ces sources sont analysées dans Majorana, 1996. Il s’agit des fonds suivants, conservés à l’Archivum Romanum Societatis Iesu (ARSI): pour la série relative à la Historia Romana, les vingt-deux volumes de 1547 à 1772, cotés Rom. 127/I-II, 128/I-II, 129/I-II, 130/I-II, 131/I-II, 132/I-II, 133/I-II, 134/I-II, 135, 136, 137, 138, 139/I-II, en plus de cinq volumes uniquement centrés sur des questions de mission, cotés Rom. 181/I-II (documents qui couvrent les années 1653-1698), Rom. 182 (1701-1703), Rom. 184/I (sur l’activité de Antonio Tomassini entre 1665 et 1702, décrite aussi dans d’autres volumes de la Historia Romana), Rom. 184/II (sur les missions de Antonio Baldinucci entre 1697 et 1706). Pour la Historia Neapolitana, cinq volumes sur la période 1551-1675: Neap. 72, 74, 74a (qui contient aussi deux rapports imprimés), 75, 76 (le vol. Neap. 73 est signalé manquant depuis 1996). Quatre volumes pour la Historia Veneta: Ven. 103, 106/I-II, 107/I.(volta)

(2) Une copie des Avvertimenti est conservée à ARSI, Rom. 184/II, ff. 476r-497v. Deux autres textes à caractère méthodologique doivent être attribués à Antonio Baldinucci: ARSI, Rom. 184/II, Anonimo, Sistema ed ordine tenuto dal padre nelle seguenti missioni, ff. 369r-376v, probablement rédigé par un compagnon et intéressant les missions effectuées par Baldinucci entre 1697 et 1707 (il porte la trace de quelques corrections autographes de Baldinucci, ce qui constitue un indice clair du fait qu’il a révisé le texte); ARSI, Opp. Nn. 211, Ragionamenti per la missione, apographe du XVIIe-XVIIIe siècle (sur la question de l’attribution de ce document: Majorana, 1994, pp. 357-378 et Majorana, 1996, pp. 145-148). On connaît quatre copies ultérieures (XIXe siècle) de ce dernier texte: Archivio della Provincia Torinese della Compagnia di Gesù, Opera inedita del padre Antonio Baldinucci, qui était avant à la maison jésuite de Sant’Antonio a Chieri (Torino); ARSI, Opp. Nn. 371a, Le sacre missioni. Istruzioni e prediche; ARSI, Opp. Nn. 371b, Copia dei Ragionamenti per la missione, qui était avant à la Biblioteca dell’Oratorio del Caravita a Roma; ARSI, Opp. Nn. 96, Missioni del venerabile padre Antonio Baldinucci, incomplet.(volta)

(3) Il existe un autre texte, qui récapitule de manière précise les critères opératoires et la pratique du travail missionnaire entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle, écrit par Fulvio Fontana (1648-1723), mais édité par Marco Aurelio Franchini, prêtre séculier collaborateur de longue date de Fontana, lui-même compagnon de mission, pendant quelques années, de Paolo Segneri l’Aîné (1624-1694), à la méthode duquel le titre du livre fait référence (Fontana, 1714; suivi de nombreuses rééditions). Tout en constituant un important témoignage, le texte n’est cependant pas écrit exclusivement pour les jésuites, mais pour faire connaître largement les pratiques missionnaires de la Compagnie.(volta)

(4) Il est probable que, au moins pour ce qui concerne les jésuites, lorsqu’il affirme que “la littérature des ordres religieux et des congrégations spécialisées” a produit “à jet continu des manuels de méthode des missions intérieures” (Prosperi, 1996, pp. 600-607) fasse référence à cette multiplicité des sources — qui en effet contiennent aussi des informations sur l’organisation du travail — plutôt qu’à une production à caractère proprement méthodologique, laquelle, du moins dans le cadre des recherches que j’ai poursuivies jusqu’à présent, me paraît avoir un développement tout à fait singulier précisément dans les Avvertimenti.(volta)

(5) Le débat sur le caractère individuel du style de l’éloquence traverse le milieu jésuite de la seconde moitié du XVIIe siècle: voir en particulier les positions de Daniello Bartoli sur l’oratoire pathétique, en tant qu’expression des affects et capable d’opérer sur les affects, capable de movere, par opposition à l’oratoire ingénieuse et fleurie, qu’il considère comme inefficace à persuader (Battistini et Raimondi, 1984 et 1990, pp. 180-185).(volta)

(6) Ce qui vient d’être dit induit une autre considération: la question de l’attitude, du talent, de la capacité, posée par Baldinucci, ne regarde pas seulement les aspects stylistiques de l’activité missionnaire, mais reflète aussi les critères qui doivent participer au choix des sujets à appliquer aux divers ministères, et à l’évaluation de leur travail par les supérieurs (voir l’allusion de Baldinucci à la responsabilité des supérieurs dans l’extrait cité supra). Ceci renvoie à cet instrument typiquement jésuite d’évaluation des caractéristiques et des capacités individuelles, que sont les Catalogi, une source qui reste encore à explorer systématiquement (Dompnier, 1985; pour le cas brésilien, une première analyse dans De Castelnau-L’Estoile, 2000). Et il renvoie aussi à ces registres para-vocationnels que sont les recueils d’Indipetae, lettres par lesquelles les jésuites adressent au général leur demande d’envoi vers les missions des Indes (voir les notes de contextualisation de Lamalle, 1968, pp. 160-162; Roscioni, 2001; sous le point de vue psychologique: Vilela e Souza et Massimi, 2003). Parmi les aspirants, nombreux furent ceux qu’on assigna, au contraire, à la mission intérieure (parmi eux, on rencontre Segneri l’aîné et Baldinucci lui-même). Il serait intéressant, dans cette perspective de confronter ces sources avec les sources missionnaires directes.(volta)

(7) Bien qu’étant un produit destiné à l’instruction, les Avvertimenti ne donnent le patrimoine normatif de la Compagnie que comme postulat: aucune référence explicite n’est faite ni aux directives officielles pour les missionnaires, ni aux règles pour la vie spirituelle et pour la discipline de la pauvreté, de l’obéissance et de l’indifférence, en vue de la réalisation des devoirs du ministère de prédicateur ou de confesseur; celles-ci, jointes aux normes générales de l’institution, constituent pourtant la structure sous-jacente de l’activité missionnaire (Majorana, 2001a). On notera aussi l’absence de thèmes qui, d’un point de vue historiographique, et notamment en rapport avec la question du style, sont particulièrement intéressants, comme par exemple, d’éventuelles réflexions sur les différences entre les conditions de déroulement des missions, dans les campagnes et en ville (dualité qui, à l’époque des Avvertimenti, existe depuis au moins quarante ans), que Baldinucci présente, au contraire toujours ensemble, suivant une entière homogénéité de style (laquelle émerge, d’autre part, aussi des sources narratives et épistolaires contemporaines) et en se limitant, tout au plus, à attirer l’attention sur des solutions qui porteraient davantage leurs fruits en milieu urbain qu’en milieu rural (par exemple Avv., chap. XIII, § 3, f. 57v).(volta)

(8) Voir l’affaire, remontant à l’année 1701, qui oppose le supérieur de la Province jésuite de Venise, le père Giovan Vincenzo Imperiali, qui entend épurer les missions à venir dans la région de Modène de leurs formes solennelles et sensationnelles, et le père Domenico Casoni, qui les considère au contraire nécessaires à l’obtention de fruits (la question est analysée par Orlandi, 1972, pp. 163-170). Un autre débat significatif a pour protagonistes le bénédictin Mauro Alessandro Lazarelli et Paolo Segneri le Jeune (1673-1713), en mission à Modène en 1712, et que le moine attaque, dans un mémoire fortement critique, à propos du pouvoir de séduction et de la théâtralité de son style missionnaire (Lazarelli, 1972). Segneri ne recule pas d’un pas dans sa défense de la validité du système jésuite, malgré la tentative de son ami Lodovico Antonio Muratori pour qu’il modère le “sensible” présent dans ses missions (Muratori, 1972, pp. 183-186). Même le dernier compagnon de Segneri le Jeune, l’abbé Jacopo Lomellino, affirme: “leur méthode [des jésuites] est celle avec laquelle on fait un bien énorme”, bien que “de nombreuses choses, qui sont nécessaires, apparaissent, au départ, comme des extravagances” (cité par Galluzzi, 1716, pp. 193-194).
On pouvait opposer des résistances évidentes aux habitudes spectaculaires des jésuites, y compris dans le cours des missions, et notamment dans le clergé local, qui n’était pas toujours disposé à se montrer en habit de pénitent, comme on peut l’entrevoir dans les Avvertiments: “Il importe énormément que les ecclésiastiques soient les premiers à donner le bon exemple dans les processions de pénitence qui se font et qu’ils provoquent une grande componction quand, tous ensemble, en soutane, déchaussés, corde au cou et couronne d’épines sur la tête, ils se trouvent dans ces processions.
Pourtant, bien qu’on n’ait pas à les contraindre, on doit les exhorter, comme on doit aussi supplier les ordres religieux” (Avv., chap. VIII, § 5, ff. 35v-36r; c’est moi qui souligne).(volta)

(9) Ce n’est pas un hasard si, dans une autre forme importante d’apostolat populaire contemporain, comme l’était celle des capucins, fondée sur des idées analogues quant à l’humiliation visible et à la pénitence du corps considérés comme des moyens efficaces pour le déroulement de la pastorale auprès des pauvres (Dompnier, 1997, pp. 242-244, 247), on trouve le recours à des critères d’intervention spectaculaires et pénitentiels même s’ils ne sont pas aussi complexes et systématiques que ceux mis en œuvre par les jésuites (voir par exemple, les quarante heures des capucins: Cargnoni, 1986, coll. 2702-2723). Au contraire, comme on l’a vu, les expériences missionnaires comme celles des lazaristes, dans lesquelles le but incontournable de la pauvreté évangélique n’est pas relié à des procédés ostentatoires, se sont structurées sur un mode délibérément anti-spectaculaire (Majorana, 2002, pp. 317-320).(volta)

(10) Cette conception soutient déjà la pratique missionnaire de Silvestro Landini (1503 ca. et 1554), qui fut actif en Toscane et en Corse: il représente, pour les jésuites, le plus ancien modèle de missionnaire rural. En 1673, Daniello Bartoli résume la voie ‘landinienne’ de l’apostolat missionnaire, en reprenant les paroles, d’approbation complète, d’Ignace de Loyola, son maître, qui affirme qu’on ne doit pas “séparer ce ministère apostolique des missions de la très grande pauvreté, et âpreté avec lesquelles Landini l’exerçait: tout en sachant bien combien apporte à leurs buts, qui est la conversion des peuples, la sainteté du prédicateur, et avant tout cette partie d’elle qui concerne les pénitences, et se voit le plus, et qui, plus que toute autre, saisit les hommes qui comprennent moins où est déposée la perfection de l’esprit. Et la raison veut que, pour l’utilité de ceux-ci, nous nous adaptions à la disposition de leur comprendre et de leur juger” (Bartoli, 1825, p. 38; c’est moi qui souligne). À ce propos Majorana, 2002, pp. 300-302, 313-314).(volta)

(11) Les capucins eux-mêmes partent d’un même présupposé, mais du point de vue du style d’apostolat ils s’engagent dans des voies différentes où la pauvreté visible est signe du caractère exceptionnel de l’apparition et de la présence du prédicateur, en tant qu’il est étranger au monde (Dompnier, 1994, pp. 21-59; Dompnier, 1995, pp. 159-170). La rigueur corporelle est, au contraire, expressément interdite aussi bien par les lazaristes (Regulae C.M., 1985, chap. X, §§ 15-17, pp. 220-222; Mezzadri et Román, 1992, pp. 203-207; Bollati, 1995, p. 140) que par les pii operai (Vizzari, 1994, pp. 276, 282), qui non seulement refusent l’ostentation pénitentielle mais encore considèrent le bien-être physique du missionnaire nécessaire à la réalisation de son œuvre apostolique. Baldinucci aborde la question de la santé du corps, qu’il faut tempérer par les habitudes d’austérité édifiante des missionnaires, à propos de l’exercice indispensable de la discrétion et de la nécessité de donner un exemple de modération: l’alimentation, le sommeil, le fait d’aller déchaussé, le vêtement, le logement doivent suffire à aider le missionnaire dans la réalisation de son œuvre, sans jamais contraster pourtant avec la pénitence qu’il prêche, mais au contraire en l’exaltant dans le fait de la rendre manifeste (Avv., chap. II, §§ 5-7, ff. 10v-12r; Avv., chap. III, § 1, f. 13r-v).(volta)

(12) La complexité des significations de cette action pénitentielle, ajoutée à la parole et aux chants dont le prédicateur l’accompagne en général, peut être tirée de sources très nombreuses. La flagellation publique est définitivement mise au point en 1671, dans le milieu de la Province de Rome, par Segneri l’Aîné: l’action est toujours décrite comme étant d’une grande précision et capable de produire surprise et troubles parmi les présents (Majorana, 1998-1999, pp. 209-230; Majorana, 2001, pp. 87-102). Le modèle de Segneri, avec peu de variantes, sera généralement adopté par la majeure partie des missionnaires suivants: à l’époque de Baldinucci, la discipline du prédicateur est complètement intégrée dans la culture missionnaire, comme on peut le voir aussi dans les lettres et les récits contemporains. Dans les Avvertimenti la discipline du missionnaire est fréquemment décrite comme une partie significative de différentes phases de la mission, du prêche à la procession de pénitence ou à certaines dévotions (Avv., chap. IX, X, XV et, en particulier, chap. XIII, § 1, f. 56v, cité infra).(volta)

(13) Sur cette question, voir un extrait particulièrement représentatif des Avvertiments, dans lequel il faut noter que la bénédiction papale dont parle Baldinucci est l’acte officiel qui clôt les missions et qui doit nécessairement suivre le cycle complet des prêches et instructions, ainsi que la série des expériences de componction et de dévotion, qui ont préparé les fidèles à la confession et à la communion, c’est-à-dire à la pénitence, à la promesse et à la réconciliation sacramentelles: “Le Souverain Pontife concède sa bénédiction à tous ceux qui ont assisté à la mission, et le père missionnaire la donne en son nom, le dernier jour, à tous ceux qui se trouvent présents. Et bien que ce soit un jour de jubilation, rien n’est plus profitable que de le terminer par la pénitence. Tout le peuple étant donc regroupé après midi pour écouter la dernière instruction, s’avance alors, à la manière décrite dans le chapitre 9, numéro 7, la dernière et solennelle procession de pénitence, qui s’arrête en un vaste espace, puis le prêtre fait le prêche soit sur le paradis, soit sur la persévérance, soit sur les châtiments que Dieu peut envoyer à ceux qui ne tirent aucun fruit de la mission. A la fin, il dispose l’audience à recevoir la bénédiction, en l’excitant au repentir des fautes et à détester singulièrement les abus qui existaient précédemment et qui ont été supprimés avec les missions, - tel celui du jeu de cartes et dés, qui sont publiquement jetés au feu à ce moment -, et donc à remercier le Seigneur de tant de faveurs distribuées pendant ces journées, en suppliant les prêtres de chanter solennellement le Te Deum et le peuple de répondre, en alternance, par le Lodato e ringraziato sempre sia il nome di Giesù e di Maria. Mais, pendant ce temps, prévoyant les récidives de beaucoup de monde et les attribuant à ses propres fautes, il les pleure aux pieds du Seigneur crucifié: ayant alors déposé son surplis et son étole, — qu’on utilise pour le prêche uniquement en ce jour — , ayant de nouveau repris ses insignes de pénitence, c’est-à-dire la corde au cou et la couronne d’épines sur la tête, il retire rapidement sa soutane, ne gardant qu’un autre vêtement ouvert sur les épaules, il s’agenouille devant l’image sacrée et se flagelle, s’interrompant seulement pour s’adresser au Christ. Ce qui provoque un tel mouvement de componction que, après le premier vers du Te Deum, on n’entend plus qu’un horrible vacarme de pleurs et de cris qui répètent fort: piété, pardon, miséricorde. Le père s’étant alors levé, il prie le Seigneur de bénir d’abord les prêtres et les religieux, tout en leur donnant indirectement et comme par accident quelques avis salutaires; puis les pères de famille, les enfants, et tous les autres avec leurs maisons et leurs biens. Et les excitant de nouveau à la componction, il donne la bénédiction à l’aide du crucifix, et entonne tout de suite Lodato e ringratiato sempre sia il nome di Giesù e di Maria, Giesù e Maria vi dono il cuore e l’anima mia. Et après avoir fait très brièvement quelques rappels, et s’étant recommandé aux oraisons de tous, en les priant de communier au plus vite, d’écouter une messe et de réciter un rosaire selon ses intentions, il renvoie un à un les peuples qui étaient venus du dehors, lesquels chantant les litanies, tous en procession et baignés de larmes, repartent vers leurs villages, et il quitte aussitôt la petite table [sur laquelle il prêche] pour s’en aller vers d’autres missions, sans admettre aucune sorte d’accompagnement. Et le peuple du village, après avoir accompagné les étrangers sur un bref parcours, s’en va à l’église réciter le rosaire pour terminer saintement toute la journée” (Avv., chap. XIII, § 1, ff. 56r-57r; c’est l’auteur qui souligne).(volta)

(14) L’idée de la nécessité de ‘disposer’ le peuple à travers des funzioni capables de produire une plus grande componction et ferveur revient dans de nombreuses parties des Avvertimenti (par exemple: Avv., chap. 6, § 2, f. 29r; Avv., chap. VII, § 6, f. 34r; Avv., chap. VIII, § 11, f. 37r; Avv., chap. IX, § 8, f. 41v; Avv., chap. XI, § 1, f. 50r; Avv., chap. XIII, § 1, ff. 56r-57r).(volta)

(15) L’abbé Muratori l’explique avec efficacité à propos de l’apostolat de Segneri le Jeune: “Il faut ou procurer ou permettre tout cet extérieur et retentissant des missions, autant pour ce qui concerne les disciplines, les habits de pénitence, les processions etc., que pour toutes les autres nouveautés qui sont en usage à ce moment, parce que les hommes sont pleins d’affects, à cause des affaires domestiques et matérielles, et à cause des plaisirs, des amours et autres passions semblables. On pourrait prêcher énormément, que cela n’y ferait rien. Il faut donc avec ces nouveautés rompre les pensées des gens, et faire descendre ces fantômes, afin que, libéré, l’esprit puisse revenir à lui et bien recevoir et ruminer les choses de Dieu et les intérêts de la vie éternelle” (Muratori, 1972, p. 257; c’est moi qui souligne). Voir Majorana, 2001a, à propos de cette observation de Muratori.(volta)

(16) Dans Avvertimenti sont indiqués les moyens suivants, pour rendre durable le fruit des missions: fondation de congrégations mariales (de paysans, de citadins, de prêtres); promotion de dévotions particulières (du Rosaire, des Vendredis de saint François Xavier, de la Bonne mort, des Âmes du purgatoire); exhortation du peuple à ne pas suspendre, pendant encore un au moins trois ou quatre jours, les exercices de dévotion faits durant la mission (oraison devant le Saint sacrement, récitation du chapelet); disposition du clergé à la paix, distribution d’un texte imprimé avec la formule de l’acte de contrition, à réciter le soir avant de dormir, et du texte du Svegliarino dell’anima cristiana, ainsi que de livre spirituels et de feuillets imprimés contenant des louanges spirituelles et de la doctrine chrétienne en rime, à chanter chaque jour, en remplacement des chants profanes (il s’agit de textes appris par cœur dès le temps de la mission, le plus souvent à travers la répétition à voix haute et le chant, dont la possibilité qu’ils se maintiennent vivants au sein de la communauté est confiée par les missionnaires à des personnes qui savent lire et qui peuvent se charger de la lecture des textes imprimés laissés et en garantir ainsi la perpétuation de l’apprentissage et de l’utilisation). Baldinucci, enfin, fait appel à la magistrature civile pour qu’elle exerce correctement sa propre action punitive de manière à coopérer à la persévérance morale des fidèles en entretenant la crainte des hommes (Avv., chap. XIV, ff. 59r-61v).
Deux des livres spirituels conseillés sont de Segneri l’Aîné: Il confessore istruito (1672) et Il parroco istruito (1692) évidemment destinés au clergé (Segneri sen., 1773, vol. IV), un autre, La vera sapienza ovvero Considerazioni utilissime all’acquisto del santo timor di Dio (1683), est de Pinamonti, son compagnon (Pinamonti, 1718; et, à ce propos, p. VII). Dans les missions du milieu romain, le Svegliarino dell’anima cristiana est récité ou chanté dans différentes situations, comme des activités dévotes et, avant tout, dans le courant des processions, en contrepoint vocal d’exhortation, caractérisé par une veine terrifiante (Avv., chap. IV, § 27, f. 23v; Avv., chap. IX, § 7, f. 40v, § 10, f. 42v, § 12, f. 43v; Avv., chap. XII, § 3, f. 55v). Il faut cependant en souligner aussi une autre utilisation, qui est voisine de celle de la cérémonie espagnole de l’Acto de contrición (Broggio, mai 2000): “Là où existe l’usage d’aller le soir à travers les quartiers et proclamer l’acte de contrition et les suffrages pour les âmes du purgatoire, on fait aussi en sorte, dans le même temps, soient récités certains des vers les plus expressifs dudit Svegliarino, lesquels provoquent généralement une grande componction et réveillent plus d’un de ceux qui dorment dans le péché” (Avv., chap. XIV, § 5, f. 60r; on peut lire les vers de certains Svegliarini in Segneri iun. 1795, I, pp. 121-149). En revanche, l’‘acte de contrition’, récité par les missionnaires et les fidèles, et dont Baldinucci mentionne souvent la pratique, ne correspond pas à la cérémonie espagnole évoquée ci-dessus, mais bien à cette formule à prononcer pour exprimer la douleur et la la haine du péché contre Dieu, dont l’efficacité est expliquée par les missionnaires pendant les instructions (Avv., chap. V, § 9, f. 27r). À la fin de son livre Il penitente istruito a ben confessarsi (1669) Segneri l’Aîné insère une série de formules à prononcer, une par jour, pour favoriser la contrition (Segneri sen., 1773, vol. IV); on doit à Pinamonti le petit traité intitulé Il cuor contrito. Motivi per eccitare alla contrizione (Pinamonti, 1718).(volta)

 Note à propos de l’auteur

Bernadette Majorana s’occupe du rapport entre expérience personnelle, culture religieuse et représentation (en particulier visuelle et théâtrale) à l’âge moderne, et enseigne Histoire du théâtre et du spectacle à l’Université de Bergame (Italie). bernadettemajorana@libero.it

Data de recebimento: 08/03/2003
Data de aceite: 25/03/2003

Memorandum 4, Abr/2003
Belo Horizonte: UFMG; Ribeirão Preto: USP.
http://www.fafich.ufmg.br/~memorandum/artigos04/majorana01.htm

 

 

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